Sur Ingrid Caven par
Catherine Raucy Ingrid
Caven, roman. La
couverture annonce la gageure: inventer une oeuvre autour d'une personne
présente, dérouler autour d'une femme réelle l'étoffe
de la fiction. Cette gageure, l'auteur en mesure le risque: compagnon
"dans la vie" de la chanteuse allemande, il semble à
la fois le mieux et le moins bien placé pour la raconter, puisque
manque la distance nécessaire au récit. Mais ce risque va
devenir un des thèmes du roman, qui décrira ses arabesques
dans cet espace resté libre entre le désir d'écrire
sur une femme et la crainte de produire une oeuvre indigne d'elle. A
l'origine de ce désir, il y a également un autre homme,
un mort : Rainer W. Fassbinder, cinéaste allemand
et ancien mari d'Ingrid. Près de son lit de mort
on a retrouvé une feuille, un manuscrit, "écriture
brisée, vivante, pas de phrases alignées, plutôt des
mots jetés sur le papier, comme on écrit un mot urgent,
une page de bloc-note arrachée, face au danger, pas pris le temps
de ponctuer, de souffler, quelqu'un vous suit, une menace. Numérotés
de 1 à 18, c'étaient les étapes, chapitres, tableaux,
scènes, synopsis, qui sait - c'était sans titre - de la
vie d'Ingrid Caven.". Ce projet du mort, Jean-Jacques
Schuhl va le reprendre, le mener à bien, en faire non
pas un film, mais un livre. En souvenir de Rainer, mais
aussi pour Ingrid, pour conjurer la déchéance
et la mort que le metteur en scène -- par amour possessif ou goût
du mélodrame -- avait imaginées pour celle qui avait été
sa femme. Non sans scrupules: "Trafiquer, m'affairer sur l'objet
sacré d'un défunt, presque un parchemin, presque tripoter
un cadavre, le faire parler, bouger, lui et d'autres, voilà tout
ce que je sais faire (...) ghost writer qui profite de la célébrité
des autres, écrivain fantôme ou plutôt fantôme
d'écrivain qui a cessé d'écrire et maintenant s'affaire
sur un manuscrit trouvé au lieu de parler de lui à la première
personne, oser dire "je", abattre son jeu ou se taire."
Mais Ingrid Caven méritait qu'il dépasse
ces scrupules et que le livre existe, sous la forme d'une biographie amoureuse
et déconstruite, d'un puzzle défait où manquent des
pièces et qui restitue pourtant le visage d'une femme, d'une vie,
d'une époque. Autour
d'Ingrid et de Charles - le double de
Schuhl, qui décidément n'ose pas dire "je"
- il y a en effet des hommes, des noms célèbres, des portrait
rapides et précis, insérés dans le tissu du roman,
devenant des personnages: Rainer, "juvénile,
cheveux très courts, ses yeux fendus, un visage un peu rond d'adolescent
doucement réfractaire, un peu chinois"; Yves
Saint-Laurent, "son pas un peu cassé à
la hanche, traînant une jambe qu'il ramène avec force (...)
Sa voix était fine avec un petit défaut charmant, une sorte
de cheveu sur la langue"; Mazar, alias le producteur
Jean-Pierre Rassam, "Ce qui frappait, c'était
sa vitesse en tout, elle effaçait tout. Il marchait en virevoltant
sur lui-même, une toupie, mèche en bataille sur un grand
oeil charbonneux." Et autour encore les plaisirs de la grande
vie, hôtels de luxe, fêtes, salles de spectacle du monde entier,
quartiers des boutiques chics à Paris, à New-York, les images
d'une vie somptueuse comme cette chambre d'hôtel remplie de liliums
blancs ou cette robe de scène que Saint-Laurent
crée sur Ingrid, satin noir cousu à même
la peau: "Des deux côtés de l'épine dorsale
et cascadant jusqu'au sol, des festons ondoyants - comme les crêtes
en ailerons des grands lézards jurassiques, les plaques dorsales
de stégosaures - : une suave préciosité contredite
par un cisèlement acéré et précis.".
Cette robe-fétiche, fastueuse et surprenante, est le modèle
du livre, de son style, tout comme le manuscrit de Fassbinder
est son noyau originel. C'est qu'elle est taillée à l'image
d'Ingrid, de son art de chanteuse à la fois maîtrisé
et ludique, de cet art que Schuhl rêve d'approcher:
"(...) sa tournure d'esprit, comme au bout de la phrase trop
"belle" - celle-ci par exemple -- il faut une brisure, mais
c'est encore trop "beau", ce rythme rhétorique dont je
ne sors pas, un peu trop cadencé. Elle savait, elle, sur scène,
d'une souple envolée de la main, suivie d'une cassure du poignet,
une petite talonnade en l'air, en arrière, du pied - clin d'œil
flamenco - casser, juste à temps, virtuosité, brio, sèchement,
souverainement les faire tourner court, ne pas faire riche (...)". Cette
artiste accomplie, Jean-Jacques Schuhl en détaille
l'image à plusieurs reprises, essayant de cerner le mystère
qui le fascine: "Animée, inventée à chaque
instant sous les projecteurs, comme l'est une marionnette, sauf qu'elle
était vivante et très vivante et qu'elle passait d'ailleurs
d'un état à l'autre vite en mélangeant la femme et
le pantin, et le pantin c'était elle aussi.". Et plus
loin il précise: "Cette grâce ne lui étant
point naturelle, car elle s'était refabriquée, n'en avait
que plus d'évidence... Elle avait réinventé son corps
pour cause de maladie, invalidité, un triste état, il était
meurtri, une carapace, un masque qui l'isolait et la rendait vulnérable
à la fois, les choses lui étaient étrangères,
trop loin et trop près, menaçantes, elle n'y était
pas chez elle." Dans cette célébration apparaît
donc le souvenir d'une jeunesse souffrante, recluse, défigurée
par une allergie étrange, qui donne à ce triomphe du chant
des allures de résurrection. L'évocation du corps malade
(Ingrid), du corps mort (Rainer, Mazar)
révèle la fragilité de cette vie de luxe, le désarroi
secret d'une époque de fêtes et de dépense, la volonté
peut-être d'échapper à la conscience du temps et de
la mort. Et Ingrid Caven est émouvante justement parce
qu'elle n'est pas dupe de sa célébrité, parce qu'elle
reste proche de ses cicatrices et de ses ridicules: "(...) à
y regarder de plus près, il n'était pas impossible que sa
fantaisie incroyable, son allant, sa force, elle la tint de ces situations
ridicules où elle aimait bien se fourrer. Tout comme sa maladie
lui avait donné, sans doute, cette mystérieuse distance,
cette solitude, pour la scène. Et les ruines, les scories, les
hasards, elle ne les avait pas écartés du monde des formes
strictes, et surtout, surtout, elle n'avait pas converti ses expériences
douloureuses en figure de femme-qui-a-surmonté-ses-épreuves.
Elle n'a pas capitalisé dessus, n'a pas tiré de chèque
sur ses malheurs, ne la fait pas au caractère, au dramatique: elle
est dans le mouvement, là, juste là, maintenant." Dans ces lignes, presque les dernières du livre, Jean-Jacques Schuhl dessine un ultime portrait: celui de la chanteuse, mais surtout celui de la femme, et aussi celui du roman lui-même: roman-collage, "dans le mouvement", fantaisiste et souvent magique, hésitant et finalement sûr de son projet. Au plus près du chant d'Ingrid et de sa vie, au plus près de ce dont Fassbinder, Saint-Laurent et lui avaient rêvé : une robe, un film, un livre. Un cadeau.
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