Jean
Eustache aimait le rien
par
Jean-Jacques Schuhl
in LIBERATION, 06/09/2005
"Tu
as bien connu Eustache, tu devrais écrire sur
lui !" Celle-là, je l'ai pas mal entendue. Qu'est-ce que
ça veut dire ? Les meilleurs nous restent opaques... On apprend
après des choses : à 20 ans, il récitait ivre mort
des poèmes dans des bars, il se promenait avec un flingue à
Pigalle où il se faisait appeler Robert et allait guincher au
musette... Une suite de reflets... On n'en sait pas plus après
dix ans, vingt ans... On se trompe toujours... Il rêvait d'un
penthouse sur la Cinquième Avenue, il était royaliste,
à la fin il croyait à l'au-delà, il avait acheté
à Genet un scénario, titre : La plus
belle ville du monde ne peut donner que ce qu'elle a, et il lui avait
filé un chèque sans provision ! Je le revois, c'est comme
si c'était hier, il est là, il arrive, son pas chaloupé,
la Gauloise bleue au coin des lèvres, mains dans les poches,
il aimait bien Gabin, Jean, Gueule d'amour . Son Burberry...
Il aimait bien Bogey aussi... et sa Gauloise bleue
qu'il allume en plissant les yeux, bleus.
«J'file
à Narbonne demain... T'sais... Ils s'apprêtent à
détruire le café... Faut que j'tourne vite avant que...»
Il avait gardé un peu l'accent de là-bas. [...]
J'ai peine à imaginer deux personnes aussi passives et capables
de ne rien faire si longtemps, strictement rien, une longue torpeur
dans les bars, que Jean Eustache et moi, du moins en
Occident. Non ! C'est pas juste : il jouait, au baccara, beaucoup !
Et puis les filles... beaucoup... de tout : des belles, des moches,
des travelos du Bois... N'importe... En rentrant fauché du baccara...
Et il a fini par faire un ou deux films. Moi, très longtemps,
j'ai continué à ne rien faire. Là-dessus, c'était
quand même moi le plus fort, qui ai tenu le plus longtemps. C'est
ce qu'il appréciait en moi, je crois, cet aspect ascétique,
plus nul que lui. Et puis j'ai cédé à mon tour
: il a bien fallu que je commence à vaguement m'y mettre moi
aussi... Il n'était plus là, quelques autres non plus,
j'étais un peu seul alors à ne rien faire, c'est difficile,
je ne suis pas un héros quand même ! Je n'avais plus personne
avec qui ne rien dire, ou alors parler pour ne rien dire ! Alors autant
un peu travailler, comme les autres.
De
toute façon il aimait le rien, le nul, le beaucoup de bruit et
puis rien, les foirades, quoi ! Ça devait bien finir comme ça
: une annulation. Et bien sûr j'étais complice un ou deux
autres, aussi. On voulait lancer un mouvement, nous si immobiles ! Le
nullisme ! Il était allé raconter ça au Nouvel
Observateur au Festival de Cannes le nul, le nullisme... n'être
rien ! quand il a présenté la Maman et la Putain.
Au fait, j'y pense : j'y suis dans la Maman et la Putain l'ami
d'Alexandre, Charles, aucun doute, c'est moi ! Il fait des trucs de
potache, de carabin, débiles, décadents... Non, même
pas, juste un simulacre, une velléité : il vole un fauteuil
chromé de paralytique dans une cage d'escalier et l'amène
chez lui où il y a sur une table un bras artificiel dans la main
duquel Charles a placé une rose or terni en plastique... Oh !
So kitsch ! So camp ! So chic !... L'espèce de morbide décadent
que j'étais à l'époque... Et Alexandre et Charles
reprennent mot pour mot les conversations idiotes à n'en plus
finir que j'avais avec Jean : vaut-il mieux manger chaud et boire froid
ou manger tiède et boire chaud ou dur et froid ou tout mou...
? Ils finissent après très longtemps par trouver la conclusion
: il faut manger mou et boire tiède !
Je
revois le sourire éclatant sous les flashs à Cannes au
palais, Jeanne d'Arc-Ingrid Bergman remettant le trophée
à Jean de France, l'ajusteur électricien...
Car s'il se voyait en cloche, nul, ruiné... il aurait, je pense,
aimé être cloche nulle ruinée dans un palace «Au
Carlyle, t'sais ! Sur Madison Av... Le Russian Tea Room t'sais ! »
Ce n'était pas un caractère... fuyant... pas net... lâche...
recherchant l'inconsistance... c'est pas facile... Etait-il même
cinéaste ? ! Je n'ose qu'à peine écrire ce mot,
il ne lui convient pas. Il me fait sourire, si chargé d'importance,
de prestige prométhéen... Il a fait des films, oui...
mais... Je lui avais suggéré : «Tu devrais avoir
une boutique avec sur la plaque : "Jean Eustache,
cinéaste pour Noces et Banquets"» ... Alors là
maintenant... quoi faire ? De la pointe mal taillée du crayon
ébaucher quelques phrases qui tracent le contour d'une forme
plutôt vide, presque une ombre blanche... A quoi ça avance,
les souvenirs, la vie... tout ça ? ! Face à son cinéma
si neutre, si blanc, toute anecdote semble un effet de mauvais goût,
un rien devient haut en couleurs, pittoresque. Ses films si discrets
en un sens appellent le retrait. Ou bien alors, comme il l'a fait, laisser
parler les autres ?
Cher
Jean-Jacques,
Voici quelques raisons pour lesquelles j'ai dédié mon
film Broken Flowers à Jean Eustache
: Ici, dans ma maison située au milieu d'une épaisse forêt
des montagnes des Catskill, il y a la petite pièce où
j'écris, et dans cette pièce se trouve une vieille table
en bois dont on m'a dit qu'elle a été fabriquée
il y a plus d'un siècle comme table de travail d'un cartographe,
et c'est là-dessus que j'ai assemblé chacun de mes scripts
( Dead Man , Ghost Dog et plus récemment Broken Flowers ). Au
mur sont épinglées des coupures de journaux (nécrologies
de William Burroughs, Fela Kuti, et Jean Rouch) et quelques petites
photographies (Joe Louis, Robert Mitchum, Geronimo, et Buster Keaton).
Mais la seule qui est encadrée, c'est une photo de Jean Eustache
sur le tournage de la Maman et la Putain que j'ai découpée
dans l'article nécrologique du New York Times remontant à
l'automne de 1981. Elle est accrochée tout près du coin
où je travaille.
Cette photo jaunie est la raison immédiate qui m'a fait dédier
mon film à Jean Eustache. Le script a été écrit
très vite en deux semaines et demie, et Jean Eustache semblait,
alors plus que jamais, être présent, veillant sur moi pendant
que je griffonnais tout le long des nuits (j'écris à la
main dans des carnets à dessins et, cette fois, la première
chose que j'ai écrite a été : «Pour Jean
Eustache») [...].
Pendant que je t'écris ce fax, je suis à nouveau dans
ma petite pièce dans les Catskill, et là, tout près
de moi sur le mur, il y a cette image d'Eustache accroupi juste à
côté d'un tourne-disque aujourd'hui démodé,
la cigarette dans une main tandis qu'il fait doucement un geste de l'autre,
son visage en partie caché par des lunettes noires et de fins
cheveux longs, toute son énergie absorbée par le beau
film compliqué qu'il est en train de créer.
Jim Jarmusch
«Comme
le bouchon de liège au fil de l'eau», une métaphore
qu'Eustache avait un jour employée pour m'expliquer son affinité
avec Jean Renoir. Et lui c'était pareil. Il a toujours filmé
selon... «Donc tu te dégages/Des humains suffrages/Des
communs élans ! Tu voles selon» les circonstances, les
commandes, les phrases en vol, les récits effilochés des
autres, les soubresauts de la mémoire. «Les choses sont
là. Pourquoi les manipuler ?» Il suffit de les recomposer
un peu, les rythmer, c'est tout. Cinéma de poésie ! Scribe
des autres, ethnologue de lui-même. «Jamais l'espérance
Pas d'orietur. Plus de lendemain Braises de satin.»
C'est
Rimbaud qui continue. Et le mélange, chez Eustache, de son côté
évangélique, catéchisme même, douce France,
p'tits clochers, royauté, Jean de France, avec son goût
pour le clandestin un peu louche m'évoque l'Enfance, Rimbaud
dont le poème Mes petites amoureuses , titre d'un film d'Eustache,
commence comme ça : «Un hydrolat lacrymal lave/Les cieux
vert-chou...» L'enfant du film va au cinéma voir Pandora
, le passage où Ava Gardner sort de l'eau, et je m'autorise cet
innocent détournement en sampling : «un hydrolat lacrymal
lave Ava Gardner mouillée».
Ça
a été Jean le premier. Après, tout de suite, il
y a eu Fassbinder et puis très vite Rassam le producteur, que
j'ai nommé Mazar dans un roman, je dis ces trois-là parce
qu'il se trouve qu'ils ont été proches de moi et que pour
eux la vie et le cinéma ne faisaient qu'un, autant dire le réel
et le rêve... Et aussi qu'ils ont fini pareil, cloîtrés
chez eux sur un lit, au tournant du siècle et moi j'ai gardé,
persistante, l'image, comme celle, décomposée, de l'Homme
qui court de Etienne-Jules Marey, de ces trois-là, à peu
de temps de distance, comme le même trois fois, mais ils ne courent
plus : à plat ventre demi-nus sur le lit, les yeux vides encore
rivés à un petit écran par terre, ça a été
exactement ainsi, tous les trois, comme une parabole dont le titre serait
: «Le Cinéma rendant les armes devant la Télévision»
. Et c'est vrai, c'est de ce moment-là, j'ai songé, que
le cinéma, ça n'a plus été pareil, de l'Art,
des fois, sans doute, mais plus un art de vivre, un style de vie.
Louxor j'adore ! Quel rapport ce clip en tube techno-pop interprété
par un chanteur dansant en collants et justaucorps pastel que les télés
avaient montré et remontré ces derniers temps pouvait
bien avoir avec un cinéaste janséniste qui refusait toute
imagination et se reconnaissait comme maîtres Bresson et Dreyer
? je me demandais en allant à mon rendez-vous de l'hôtel
Montalembert. Tout récemment alors que je préparais cet
article, j'étais tombé sur une interview de Philippe Katerine,
il avouait une passion pour le cinéma de Jean Eustache. Alors
je lui ai téléphoné pour le rencontrer... Et sur
Eustache il savait tout... Et sur ce monde d'avant et sur les films
: des dialogues par coeur, et des phrases bêtes vite dites il
y a longtemps, des surnoms de gens anonymes totalement oubliés
étaient passés, grâce au regard, à l'oreille
et à la caméra de quelqu'un, dans la tête d'une
vedette electro-pop de notre ère colorée ultracellulaire.
Et moi, sans doute stimulé par ce court-circuit dans le temps...
je parlais... je parlais... d'Eustache... de Picq... son inspirateur,
son comparse... et puis de Biaggi... qui, lui aussi, est évoqué
dans la Maman et la Putain «Je suis en vert et contre tout»
, il dit, vêtu de vert... enfin les bêtises qu'aimait Eustache.
Philippe Katerine me regardait un peu sidéré : c'était
moi qui faisais le récital...
«C'est pas tout ça, j'ai dit, mais vous ne m'avez pas soufflé
mot sur Eustache.
Mais vous n'avez pas arrêté de par...
Oui d'accord mais, pour mon article, j'ai rien de vous alors j'ai une
idée... Puisque vous êtes chanteur-compositeur, vous pourriez
écrire une chanson sur Eustache, lui, ses films, comme vous voulez,
ou même un début de chanson.» Je la collerai dans
mon truc, je me disais, comme j'ai collé le fax de Jarmusch...
Il a eu une expression curieuse entre l'intérêt amusé
et le scepticisme. Et puis il a quitté le Montalembert avec sa
valise à roulettes.
Le
lendemain j'ai appelé Philippe Katerine et j'ai laissé
un message, je regrettais d'avoir trop parlé : «Je suis
désolé, j'ajoutais, et en plus j'ai l'impression d'avoir
mis trop la pression pour obtenir de vous une chanson sur Eustache...»
et que peut-être, à défaut, il pourrait me dire
quel genre de chanson il imaginait, même s'il ne l'écrivait
pas !
Le jour d'après, j'ai écouté mon répondeur
:
«Allô, c'est Philippe Katerine. J'ai eu votre message hier...
Je suis à Nantes... J'ai essayé d'écrire un peu
mais en vain... Sans la musique... noir sur blanc c'est un peu difficile...
Le sujet aussi est difficile... J'étais parti quand même
sur ses yeux bleus... Plutôt une chanson d'amoureux sur son physique,
ses cheveux longs, ses yeux bleus délavés, ses habits...
Quelque chose de plutôt sensuel comme si j'étais une de
ses petites amoureuses... J'étais parti là-dessus, sur
quelque chose de presque érotique... Comme sur une rock star...
J'étais sur ce registre... Si j'écrivais une chanson sur
lui, ce serait une chanson d'amour sur son physique, ses yeux, et ce
qui en émane...»
Ce
qui en émane ? Son «coup du regard», comme on appelait
ça avec Picq, et qui en faisait en effet craquer pas mal... La
séduction. Mais il y avait un autre regard, celui qu'il avait
au tournage et dont m'avait parlé Ingrid Caven qu'il avait dirigée
dans Mes petites amoureuses . «Jean était là sur
le plateau. On ne l'avait pas entendu venir. Il corrigeait des petits
détails ici et là, presque silencieux. Regard à
travers la caméra... Chuchotement à Nestor. Il semblait
s'absenter, le regard s'éloignait, il nous écoutait depuis
un lointain, s'abandonnant à quoi ? Nous abandonnant au "silence,
on tourne" de l'assistant.» Il l'avait choisie pour incarner
la mère du petit garçon (lui à 13 ans) sans la
connaître, pour l'avoir vue au cinéma, c'était la
Paloma , elle était Viola, chanteuse d'un cabaret interlope,
phtisique diaphane et pâle comme le drap où dans le temps
on projetait. Sa mère était Viola. Le petit garçon
voulait, face à sa mère, retrouver les sensations éprouvées
devant l'écran.
Jacques
Rigaut, le poète surréaliste rédigeait
ainsi sa fiche anthropométrique : « Nez : Nez ; OEil
: OEil ; Bouche : Bouche ; Barbe : Barbe ; Teint : Teint »
... Il écrivait quelque temps avant de se tuer, à 30 ans,
d'une balle au coeur : « Je vais vous dire une bonne chose,
la perte de la personnalité, c'est la seule émotion qu'il
me reste. » Ça peut se dire autrement : Jean
Eustache, quelque temps avant de se tuer d'une balle au coeur,
vit reclus chez lui, couché, souvent déprimé, devant
la télé. Il téléphone à Maurice
Pialat qu'il n'a pas vu depuis assez longtemps : « Allô
! Maurice, salut, c'est Jean... Salut ! Ecoute, je vais faire un film,
et j'aimerais que tu joues le rôle de moi. Mon pauvre Jean, tu
n'y penses pas ! Je vis reclus chez moi, couché, déprimé,
devant la télé ! » « J'essaie, disait-il,
d'une réalité qui existe et qui existe indépendamment
de moi, de faire non pas une fiction mais un film. » La vie
devenue film ? Sa vie un film, une fine pellicule que, presque comme
une décalcomanie, on détacherait de sa peau et qui en
garderait la marque ? J'imagine que ce que le film lui restituait, la
projection plutôt, un peu immatérielle, fantomatique, c'était
sa vie, détachée, immatérielle à son tour,
moins pesante, et ailleurs... Le téléphone dans une main,
le revolver à deux coups dans l'autre, le magnéto, avec
lequel il a enregistré tout et tout le monde, à côté...
Et puis les deux coups de feu, la dernière bande continue...
Le monde enfin sans lui : il avait dû souvent essayer de s'imaginer
cette chose impensable : voir le monde sans soi, pur, enfin lavé
de son regard.
En
quittant le cimetière, la belle mystérieuse qui avait
filé trop vite m'a fait penser au jeu et au hasard, à
Eustache et à la roulette... «Non,
c'était le baccara...» , m'a fait Picq
tandis que nous marchions dans la lumière d'après-midi
d'un mois de novembre. A la table de baccara, Gauloise en coin, entre
ces petites vieilles habituées qu'il affectionnait... «Banco
! Carte !...» Même à 7 il tirait toujours !
Je crois qu'il aimait dire «Carte !» et puis se retrouver
juste off limits ... Et souvent retour d'Enghien, seul dans le vieux
car brinquebalant à quatre heures du mat', ruiné ! Oui,
il m'avait dit un jour : «C'est quand je rentre après
avoir tout perdu que je bande le mieux... !» «C'est
quand même un sacré dilemme !» j'ai ajouté,
mon vieux fond huguenot qui revenait. «Non ! m'a dit
Picq sagement, comme une leçon, il faut perdre ! - Oui !
Voilà ! Toujours tirer à 7 !»