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Entretien avec Jean-Jacques Schuhl

réalisé par Matthias Alaguillaume et Emmanuel Douin,
le 12 avril 2002

in MODAM # 3, automne-hiver 2002

 

 

PARTIE 4/4

À propos de cette idée d'une écriture impersonnelle, on a fait le rapprochement entre les déclarations d'intention d'écrivains que vous avez cités tout à l'heure, comme Stendhal qui voulait écrire avec le même style que le Code civil ou Flaubert qui cherchait un style impersonnel, et votre travail. Vous vous reconnaissez dans leur démarche ?

Flaubert, style impersonnel, et aussi, mais c'est le corollaire, arriver à écrire un livre qui serait comme un objet qui ne repose sur rien. Ça oui, complètement. Un objet qui ne repose sur rien... c'est-à-dire dont le sujet n'a pas d'utilité, qui n'ait pas un sens, dont le thème importe peu, un pur objet. L'état civil, alors ça, ça renvoie à... Non, je crois que c'est Balzac. Ça renvoie à une conception très réaliste. La froideur, s'il veut parler de froideur, ça d’accord. L’écriture froide, c’est celle qui permet de faire passer des émotions, des émotions nouvelles. Si on parle maintenant d’émotions, il faut que ce soit un nouveau type d’émotions. Pas les émotions de tout le monde, les émotions collectives , ces espèces de fusions, fusion sociale dans toute sa vulgarité. Donc quelles émotions ? L’état civil, donc, c’est le réalisme et moi, j’ai une sorte d’allergie à tout ce qui n’est pas réaliste.

Ça existe ou pas le réalisme ? ça ne cache pas quelque chose ?

Le réalisme, c’est le rendu en peinture. C’est tout.

Vos deux premiers livres, quoi qu’on en dise, restent des romans. Est-ce que vous avez une définition du romanesque ?

Il doit y avoir des éléments de romanesque qui traient dans ces livres. Roman, fiction, réalité… Il y a des éléments de romanesque très clichés, contre lesquels je n’ai rien et que j’ai utilisés comme Kurt Weil a utilisé des clairs de lune dans ses chansons mais en les détournant. Il y a une phrase de Whistler qui disait… On lui disait je ne sais plus quoi à propos de quoi : « Mais c’est de la fiction ? » et il a répondu : « Non, c’est fabriqué. » Ca veut dire qu’il n’opposait pas la fiction à la réalité. On pouvait très bien… Moi j’ai encore une fois, j'essaye de faire comme un scribe, que tout ce qui est déjà là je le prends, c'est un voeu que je n'arrive pas à honorer totalement parce qu'il y a beaucoup de choses qui sont encore de moi, hélas, et j'essaie de les fabriquer, de les agencer, de les reconstruire au gré de mon désir, de mes fantasmes, de mes pulsions. De mes folies ? Et donc... c'est ça aussi peut-être la fiction et le roman. Mais j'essaye que le livre... Il y ale prologue dans le livre et après, le livre commence par une séance de maquillage et le maquilleur dit à Ingrid : « Tout est là, tout est déjà là. » En somme ce qu'il dit c'est que tout est là, c'est-à-dire la structure osseuse et tout, mais ce qu'il faut, la position de ce maquilleur — qui est mort maintenant, qui était génial —, c'est qu'il ne s'agit pas de... — bon encore, là je le fais plus pur que ce n'était : ça n'est jamais tout à fait comme ça bien sûr — sa position c'était : « Il ne s'agit pas de fabriquer un masque artificiel, de peindre un masque, un maquillage, Mask en allemand, tu as une certaine structure osseuse, ton masque est déjà là, il s'agit de le faire monter en surface, comme la photo qui se révèle dans l'eau ». Et donc, il soulignait à peine les choses pour mettre en relief les pommettes et tout. Mais sa phrase — il ne l'a jamais dite je crois, j'en suis même sûr mais c'est moi qui la lui prête —, c'est : « C'est déjà là. ». Et le livre, j'aurais aimé que ce soit ça, un truc qui se soit révélé mais qui était en dehors de moi. Et non pas la... comme beaucoup pensent, un univers, une expression, ce que e n'ai rien à exprimer, je n'ai rien à exprimer, je n'ai rien à dire. Ou en tout cas, j'essaye.

Est-ce qu’une autre définition du roman, ce ne serait pas un livre dans lequel il y a un personnage ? Ingrid Caven, évidemment, ce serait ce personnage diamant dont on a parlé tout à l’heure et dans les deux premiers livres, Rose Poussière et Télex n°1, le personnage est personne et tout le monde à la fois, une manière d’être au monde assez romanesque…

Il semble hésiter un moment. Oui, sauf que c’est cette notion de personnage qui ne me convient pas : je préfère figure ; c’est pour ça que ce ne sont pas des romans au sens précis. Les personnages, c’est quelque chose d’homogène… De ce point de vue, oui, Ingrid Caven s’apporche plus du roman. Roman je le revendrique car j’ai remonté sa vie selon des privilèges qui sont accordés aux écrivains. Donc, j’ai la possibilité d’inverser, selon les lois du désir… Cette fatalité d’un début, d’un milieu et d’une fin, on peut un peu la déjouer le temps d’un livre ou le temps d’une écriture…

Vous parliez de désir à propos de personnages ou d'objets. On a l'impression d'être dans une époque où lorsque l'on désire des choses on s'entend dire : « Ah, mais c'est une illusion ! Du calme ! ». Pourtant nous sentons beaucoup de désir pour le personnage d'Ingrid Caven...

Ah, mais le mot d'ordre de Mai 68, écrit sur les murs, je le signe si vous voulez : « Prenez vos désirs pour des réalités ! »

Pourquoi vous avez choisi Ingrid Caven qui est une personne proche de vous ? Est-ce que vous pensez que cela démultiplie la puissance romanesque ?

Parce que j'ai besoin de documents, de papiers... Poètes, vos papiers ! Je peux pas écrire, je peux pas inventer, je n'ai pas d'imagination. J'ai besoin de...: du plat des doigts, il tape sur la table quelques coups secs et rapides. J'aime bien que la revue de Georges Bataille s'appelait Documents. C'est le côté des surréalistes que j'aime bien. Je n'aime pas leur côté fantasmagorique, merveilleux poétique, tout ce qui en a fait une chose acceptable dans les magazines de mode et les vitrines. Le fantastique n'a de force que s'il est aux prises avec le vulgaire, le terre à terre. Je n'aime pas tellement Dali, ni Magritte, ni Man Ray... J'aime bien les surréalistes un peu sérieux, chartistes. Breton avait un peu des deux d'ailleurs. Mais Georges Bataille : bibliothécaire, ancien élève de l'École des Chartes, revue Documents, ethnologie un peu... Je vous dis, je me vois à moitié comme scribe, à moitié comme chiffonnier et un tout petit peu commentateur. Ça, ça me conviendrait bien.

Il est frappant qu'on puisse lire vos livres un petit peu comme des autobiographies sans que cela soit incompatible avec la forme du roman. Est-ce qu'on peut avancer comme ultime définition du roman que c'est la forme qui permet de tout englober ? Certains pensent que le roman est mort ou déstructuré ou qu'on danse suis) son cadavre. Mais vous, c'est plutôt l'inverse : vous poussez le roman encore plus loin.

Gros silence. Les deux jeunes gens saisis dans une attente inquiéta se demandent alors s'ils ont bien formulé leur question. Boh, oui... mais remarquez, quelle importance après tout ?

Eh bien celle-ci peut-être : le roman serait une forme plus subversive que les autres, plus segmentées.

Ah, d'accord, oui, oui. Vous avez raison. Remarquez que les grands romans du siècle passé avaient ça. Je relis un bouquin de Proust, c'est à la fois un commentaire sur son œuvre, un traité d'art poétique, d'esthétique, un guide de voyage, un recueil de recettes de cuisine, c'est tout ce qu'on veut. C'est une des voies du roman. C'est celle du roman un peu baroque, c'est celle de Tristrain Shandy, celle sans doute de Don Quichotte (que j'ai pas lu), c'est la voie royale du roman baroque. Il y a quand même toute une tradition qui n'est pas celle-là. Hemingway ou Kafka, c'est une autre affaire. Je me sens en effet plus proche de cette tradition baroque. Ne serait-ce que parce que je m'impatiente trèss vite, j'ai besoin de passer à autre chose, de commenter, avec une volonté de recyclage perpétuel... Je sais pas, il y a quelque chose de curieux avec ça.

Un long silence commence. Pour la première fois il semble totalement perdu dans ses pensées. Sa veste a glissé derrière l'unes. de ses épaules. En face de lui les deux jeunes gens remarquent quejean,Jacques Schuhl a à peine entamé son Coca-Cola Light. Depuis combien de temps sont-ils avec lui dans ce salon jaune ? Tout au long de l'entretien, il a soigneusement évité que les rayons du soleil ne s'attardent sur la peau de ses avant-bras en se déplaçant mécaniquement avec l'ombre. Désormais celle-cil'enveloppe entièrement et les traits mêmes de son visage paraissent moins aisés à discerner. Il reprend, timide presque.

J'aimerais bien essayer... j'aimerais bien essayer d'écrire un livre sur un thème qui ne m'int... qui soit un thème qui n'ai pas de... forcément d'intérêt pour moi ni d'ailleurs pour... qui soit sans... Ce que je regrette un peu avec tous ces livres-là, les trois livres que j'ai écrits, c'est qu'il y a un thème un peu prestigieux. La musique, une chanteuse avec les seventies, etc. Et puis des figures hollywoodiennes qui passent... C'est mon goût pour les icônes, les emblèmes, mon côté pop, il faut donc que ce soit célèbre. Ce qui fait que... Enfin, c'est l'histoire de l'objet qui ne repose sur rien, un petit peu... J'aimerais bien arriver à écrire un livre dont je choisirais presque le... je choisirais pas, je le prendrais au hasard ! Comme ça (il fait le geste d'un tirage au sort dans un chapeau) en tirant au sort ou je sais pas. Par exemple, j'avais vu qu'il y avait un livre ou j'ai lu une critique sur un livre d'un Anglais sur le... l'attraction de l'histoire de l'invention de... par les Anglais d'ailleurs... une expédition anglaise pour le Pôle Nord. Alors c'est toute une histoire qui croise beaucoup de choses. Voilà : prendre un sujet comme ça et que tout ne repose que sur le style. Et prendre un sujet très ordinaire, un truc pour National Geographic ou qui apparemment n'est pas pour moi. Comme Marcel Duchamp disait que ses ready-made devaient surtout n'avoir aucun intérêt... enfin d'élection, d'affinités électives. Surtout pas ! Ça devait être d'une neutralité totale. Et il faisait en sorte de choisir des choses qui ne l'intéressaient pas, qui ne le désintéressaient pas non plus, mais qui soient le plus... La charge affective la plus faible possible. Et... euh... Et donc prendre une chose qui ne m'intéresserait pas forcément et le traiter, écrire dessus. Quelque chose qui... ne soit pas proche de moi.

Silence.

Ça me conviendrait bien d'écrire un essai mais je crois qu'il y aurait toujours quelque chose de romanesque. Ça partirait en effet toujours vers le roman. Ce serait curieux d'essayer. Je dirais : alors là, c'est un essai. C'est un essai que je vais faire. Un essai sur le canoë-kayak. Je vais faire un essai sur l'histoire du canoë-kayak. C'est tout. Et voir après comment je sors de ça.

Est-ce qu'il est possible de parler de quelque chose comme ça sans s'investir ?

Je ne sais pas justement. Autant choisir pour une exposition d'arts plastiques, c'est possible. Aller au BHV prendre un porte bouteilles. Autant écrire deux cents pages... Écrire des phrases qui vous intéressent.... Ou alors... C'est peut-être impossible, vous avez peut-être raison.

On a le sentiment que les journaux branchés qui vous célèbrent vous mettent dans la catégorie des avant-gardistes. Vous faites référence à des gens d'avant-garde mais on a l'impression que l'avant-garde, c'est terminé, comme c'était peut-être terminé dans les années soixante-dix. Chaque avant-garde était censée dépasser la précédente et vous, vous ne dépassez ni Lautréamont, ni les surréalistes, ni personne.

Il tousse et rit,...

Vous vous dépassez vous-même ?

...complice.

Je ne sais pas. Je suis très peu théoricien quand même. Après un temps. C'est possible qu'à un moment il ait fallu des avant-gardes. Moi je suis pour les réformes mais très vite après, il faut des contre-réformes. Quand le Nouveau Roman s'installe c'était bien de pilonner sur le roman balzacien. Mais une fois que c'était fait, après... II marque un silence. Oui, underground... C'était pas les thèmes. L'underground, ça n'a pas de sens. C'est surtout la phrase, une façon d'écrire qui manque un peu d'assurance, qui a quelque chose de vagabond. Mais ça, c'est dans les faits et dans mon cas les faits, dans mon cas, c'est sur la page. Le vagabondage, c'est là. Il suffit pas de le dire, il faut faire ce qu'on dit. Et donc j'ai essayé — j'ai un peu réussi, j'imagine — de rendre ça dans la phrase. Y compris le fait que j'étais pas très assuré, j'étais l'outsider, doré d'ailleurs, je crevais pas de faim, mais j'étais quand même l'outsider, et un peu vagabond de luxe, de grand luxe mais un peu vagabond, pas clochard du tout, mais un peu vagabond. Ça, je me suis demandé si même dans la phrase je n'ai pas voulu, à partir d'un certain point — au début, ça n'y est pas et puis ça y est de plus en plus —, une phrase, une écriture vagabonde et sans racine, la plus légère possible et si ça n'était pas quand même la preuve qu'il y a un peu d'osmose entre l'art et la vie.

Ils décidèrent d'un commun accord de s'arrêter là. II était temps à présent. 5 secondes — end of tape 2 sicle 2 — (grésillements, craquètements de bande magnétique, bruits de froissements, de pliures et de déchirures de journal, bruit chuintant d'une bande magnétique tournant à vide ainsi qu'un « chut!» : quelque chose comme : SCHUHL). —


 

 

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