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Les fantômes de Jean-Jacques Schuhl

par Nelly Kaprièlian
in Les Inrocks, janvier 2010

Rue de Varenne, à Paris, le bureau de Jean-Jacques Schuhl est exactement comme il le décrit dans son nouveau et très attendu roman, Entrée des fantômes. Pages de journaux arrachées et collées au mur, radiographie d’une main et, offert par le cinéaste Bertrand Bonello, Oblique Strategies, ce jeu de cartes conçu par Brian Eno pour stimuler la créativité.

Dans Entrée des fantômes, Schuhl raconte que c’est en tirant la carte sur laquelle était inscrit “Do something boring” qu’il s’est mis à écrire. “Et la semaine dernière, raconte-t-il, Jim Jarmusch, de passage à Paris, me téléphone pour que je lui tire une carte. Et c’était encore “Do something boring” !” On étale le jeu sur son bureau noir, on tire une carte et on la retourne, incrédule : “Do something boring” ! Schuhl s’amuse : “Comme vous le voyez, je diffuse l’ennui autour de moi !” Impossible pourtant de s’ennuyer avec cet homme fin et dandy, érudit et drôle, même s’il assène, plus drôle encore : “Je déteste l’humour. Ce n’est que l’autre face du nihilisme. Et je déteste le nihilisme.”

L’autodérision plane pourtant sur son nouveau roman – dix ans pour l’écrire après son chef-d’oeuvre, Ingrid Caven (Goncourt 2000). Mais on ne se plaindra pas, il lui en avait fallu vingt-quatre, après Télex n°1, pour rendre hommage à celle avec qui il vit.

Dans Entrée des fantômes, Jean-Jacques devient Charles, faux dandy, amoureux largué, écrivain dilettante aux blocages multiples – dont sa hanche détraquée –, qui se met en tête de jouer Richard III alors même qu’il ne tient pas debout sans l’aide d’une canne. Sa seule issue sera d’abandonner le roman qu’il est en train d’écrire : la première partie du livre, l’histoire d’un mannequin somnambule traquée par son ex, un névropathe échappé de taule du nom de Vaughan (clin d’oeil au Crash ! de Ballard). Il nous entraînera alors dans son labyrinthe mental calqué sur une géographie étrange (Rome, New York, Paris, la rue Saint-Roch où se trouvait le restaurant Davé, l’hôtel Costes, plaque tournante de fantasmes sombres ou érotiques…) et une temporalité encore plus brumeuse, où les années 1970 et 2000 se télescopent.

Entrée des fantômes est une plongée dans un mental où les rêves s’hybrident avec le réel, les souvenirs avec la fiction, les références avec la poésie – la visite des coulisses d’Ingrid Caven. Une déambulation, un dédale légèrement mélancolique, un train fantôme où l’on croise des images fortes et oniriques. Un palais noir où les vivants, les morts et les personnages de fiction vivent sur un pied d’égalité. Des esprits vus par un narrateur qui répète “Je suis si romanesque !” et qui croit aussi bien au hasard qu’à la magie. Mais au fait, qui sont ces revenants ? Présentation de quelques fantômes par leur auteur, hanté.

Charles, double du narrateur

"J’ai commencé ce livre bien avant Ingrid Caven. Je voulais écrire un vrai roman de genre, fantastique et noir, dans l’esprit de Blade Runner et de David Lynch, une atmosphère criminelle avec de véritables personnages de fiction. Le personnage de mannequin était déjà très inspiré de Kate Moss – c’était alors sa grande époque, un peu avant 2000 –, et le garçon aussi, une projection de moi en plus jeune, mixée avec Andy Warhol. Je me suis vite aperçu que j’écrivais faux, car le personnage qui était moi, pour qui je disais “il”, était en fait un “je”. Donc j’ai arrêté et j’ai trouvé cette structure : le premier volet qui est le début du roman que j’écrivais, et le deuxième volet qui est un peu de mon histoire, celle de l’écrivain, Charles, qui n’arrive pas à continuer son roman.

Ce deuxième volet est devenu le plus important car, avec cette crise de la fiction que nous traversons, je me demande si l’on peut faire autrement que de revenir vers le “je”, la subjectivité, l’auteur. J’ai d’ailleurs toujours écrit des documents légèrement fictionalisés, fabriqués. Je ne vois pas d’autre voie pour moi. Tous les épisodes sont à la fois vrais – le point de départ l’est –, mais poussés plus loin, fabriqués. A la fin, quand je suis dans la maison de jeu, la fiction revient dans la réalité. Le stylo magique que trouve le mannequin dans le premier volet, je le retrouve à la fin, comme si un objet de la fiction pénétrait dans la réalité. Et c’est ce stylo magique qui va enfin me permettre d’écrire le livre."

Andy Warhol, le passeur esthétique

“Pour le vide, l’Orient, quelque chose que j’aimerais avoir et que je n’ai pas assez, hélas. Ce qui m’intéresse dans cette galaxie new-yorkaise des années 1970 proche de Warhol, Rauschenberg, Cage, Cunningham, c’est qu’elle est teintée d’Orient. C’est une des aventures esthétiques les plus passionnantes. Malheureusement, je ne suis pas assez vide, mais dans le roman je me mets en scène ainsi : une personne vide, friable, dont la vulnérabilité et la demi-démence peuvent accueillir les fantômes. A la fin, je suis possédé par les fantômes, ce sont eux qui parlent à travers moi. C’est ce que je souhaitais : me laisser habiter par des choses extérieures… Et en même temps, je suis écrivain, celui qui tire les ficelles. Comme disait Charles Baudelaire, l’artiste doit être à la fois le magnétiseur et le médium. C’est ce qu’était Andy Warhol.”

Davé, le restaurateur de la rue Saint-Roch

“J’ai rencontré Davé au Privilège, le restaurant du Palace – sauf que je n’ai pas envie de parler du Palace, c’est devenu tellement galvaudé. Et puis je n’ai pas envie qu’on m’enferme à nouveau dans la nostalgie, comme on l’a fait au moment d’Ingrid Caven. Davé a une présence un peu fantômatique. Il est à la fois très oriental et à la pointe de l’actualité : tout le monde du spectacle – Saint Laurent, Kate Moss, Helmut Newton – passait dans son restaurant de la rue Saint-Roch (aujourd’hui rue Richelieu – ndlr). Tout cela était légèrement tamisé par une douceur orientale, sans que ce soit voulu. Encore une fois, l’Orient m’attire pour cette idée de vide, d’impersonnalité. Le restaurant de Davé, au fond, ça n’est rien, c’est neutre, la décoration n’a rien de personnel et la cuisine n’est pas exceptionnelle. Mais ce lieu a été traversé par tout le monde, comme une chambre d’hôtel.”

Jean-Pierre Rassam, le producteur flamboyant

“Il était déjà présent dans Ingrid Caven. Il revient ici comme un tentateur faustien, un Méphisto truculent. A l’époque dont je parle, les années 1970, il était vraiment le premier producteur français. Je me décris comme un poète qui vit de façon marginale à qui Rassam dit “Arrête tes conneries avec ta poésie Rose machin”. Il me conseille d’écrire un scénario pour gagner de l’argent, récupérer une fille qui m’avait quitté, acheter enfin des costumes en lin de chez Lanvin. Rassam me manque car j’ai besoin de ce genre de personnages flamboyants qui symbolisaient une forme d’excès et de démesure. Ce qui n’est pas moi. Je ne sais être ni vide ni flamboyant ! Pourquoi ce genre de personnages n’existe-t-il plus ? Globalisation, mondialisation, uniformisation, technologisation, politiquement correct, impérialisme de l’argent, conformisme.”

Raoul Ruiz, le cinéaste inspirant

“Un soir, Raoul Ruiz, qui dînait chez Davé avec John Malkovich, me propose de jouer dans un remake du film muet Les Mains d’Orlac. Sa phrase a déclenché quelque chose : que voyait-il de noir en moi pour me proposer ce rôle ? C’est le point de départ du roman.”

Jean Eustache, l’ami “nulliste”

“La bêtise naïve, vertigineuse, surtout chez certaines filles, le passionnait mais sans misogynie. Eustache me manque pour les mêmes raisons que Rassam. On aimait se taire ou dire absolument n’importe quoi, mais surtout rien d’intelligent ; on aimait rabaisser les choses, n’être jamais dans le sublime. Nous avions même décidé de créer un mouvement : le mouvement nulliste. C’était au moment de La Maman et la Putain et, sans doute légèrement éméché, il avait été raconter ça dans une interview à Cannes. La Maman et la Putain, son film le plus célèbre, est souvent désigné aujourd’hui comme un film générationnel et la chronique d’une époque – formules qu’il n’aurait sans doute pas aimées. Je n’apprécie pas son côté très expressif et ses scènes de pathos, je préfère La Rosière de Pessac, Le Cochon…, quand il est davantage du côté du documentaire. Je lui avais dit de mettre une plaque devant chez lui : Jean Eustache, cinéaste pour noces et banquets. Il aimait laisser les choses se faire, laisser tourner, juste enregistrer. C’est aussi ce que j’essaie de faire, j’aimerais avoir la part la plus restreinte d’intervention personnelle.”

Jim Jarmusch, le New-Yorkais oriental

“Je l’ai rencontré au milieu des années 1980. Jim est un New-Yorkais avec un côté très oriental – on en revient encore à l’Orient. Tous ses films ont une connotation orientale. Chez lui, il y a cette recherche du vide et, en même temps, le plus intéressant étant le métissage, il y a la marque très forte de New York – le son de la ville, que ce soit le punk ou le rap, etc. Jim aime les rituels. Quand il vient à Paris, il va souvent fleurir la tombe de Pascale Ogier, qui nous avait présentés. Il aime la magie, tout en étant très technique. Il a un rapport très fort à l’écriture. Et un Américain qui a lu Raymond Roussel, c’est rare. En sortant de chez Davé, je retourne sur le pont de Bir-Hakeim où nous avions été pour Libération et le fantôme apparaît : c’est en me servant de Jim que je fais apparaître Lafcadio.”

Lafcadio, le personnage dadaïste

“C’est un personnage dans un livre de Gide, écrivain que pourtant je n’aime pas. Je viens de me taper Les Caves du Vatican, c’est d’une bêtise ! Mais au milieu, il y a Lafcadio, un bâtard apatride venu des Carpates. Rigaud et Breton aimaient ce personnage, qui m’a intéressé pour son côté dada, il joue tout aux dés, a un côté provocateur glacé, très Tristan Tzara, Francis Picabia. Il m’a fait penser à un dandy punk, à un Yves Adrien d’aujourd’hui, froidement désespéré. Mon livre est placé sous le signe du surréalisme pour le côté onirique, le goût du hasard. Et puis, mon narrateur se comporte comme dans les films surréalistes : ce côté égaré, halluciné, un peu comme Gaston Modot dans L’Age d’or. Avec Henri Troppmann, l’autre fantôme, qui est un personnage du Bleu du ciel de Georges Bataille, ils m’emmènent à la fin dans une maison de jeu. C’est grâce à la fiction et à la littérature que je trouve ma force : à la fin, je rafle la mise au jeu, je rafle la fille, et je vais me mettre à écrire. C’est en me laissant traverser par ces fantômes de papier que je parviens à écrire finalement ce livre. Entrée des fantômes, c’est le triomphe de la fiction.”

 

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