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Entretien avec Jean-Jacques Schuhl

réalisé par Matthias Alaguillaume et Emmanuel Douin,
le 12 avril 2002

in MODAM # 3, automne-hiver 2002

 

PARTIE 2/4

 

On est séduit par votre approche des choses. Mais on est aussi touché par le geste que vous faites avec les années soixante-dix, parce que vous les restituez dans un flux sans nostalgie : vous nous les redonnez. Vous venez compléter quelque chose. C'est difficile à expliquer, il y a sans doute beaucoup d'inconscient là dedans...

Moi, j'ai dit... Il m'a semblé que je pouvais dire que le... qu'il y avait eu un changement (le... une mutation, un changement d'ère, plus qu'un changement d'époque. Le vingtième siècle se terminait en 1978, 1979, avec les premiers cas de sida et l'arrivée des nouvelles technologies. Quant aux années soixante-dix... je sais pas, comme je suis pas sociologue... C'est tombé comme ça parce qu'il y avait Ingrid Caven qui était là et... Après, j'ai été amené à réfléchir mais on peut accumuler tout ce que ça a été, les années soixante, les années soixante-dix... que maintenant on est dans une période de restauration. Je crois qu'il aurait fallu... j'ai fait une erreur ? Le côté raté, enfin, pas raté... Oui, il y a quelque chose qui est un peu raté dans ce livre. Il y a un déséquilibre. Je l'ai senti très très vite, je l'ai senti tout seul et puis après, avec les réactions des gens. Il aurait fallu que le présent soit plus long. La quatrième partie qui se passe au bord de l'Hudson à New York et puis dans les terrains vagues de Sarrebruck, de la Sarre, toute cette partie j'aurais voulu que ce soit plus long, non pas pour équilibrer, mais parce que pour beaucoup, pas vous — en fait je vois ce que vous avez voulu (lire —, mais pour beaucoup, surtout les branchés (les journaux, ça a été un livre...

Je peux pas vous (lire autre chose que la phrase qu'ils (lisent tous : on retrouve mieux une époque ou quelqu'un par le roman que par des centaines de livres d'histoire. C'est valable pour moi comme pour des tas de gens. Et qu'est-ce que j'ai fait ? J'avais les voix des gens dans l'oreille quand j'écrivais, leurs mouvements, surtout ceux de Fassbinder et de Rassura. Ingrid Caven, c'était pas la peine, elle était en face de moi. J'étais très... je me suis un petit peu projeté, identifié. « Madame Bovary, c'est moi C'était moi Yves Saint Laurent, Fassbinder, Mazar c'est moi. J'avais leurs voix tout le temps, j'étais vampirisé, j'avais leurs voix et leurs gestes très très présents. Et peut-être que ces voix, ces corps sont passés dans le mouvement de la phrase, dans l'écriture. Et voilà, c'est peut-être ça les années soixante-dix. Oui, c'est vrai, il suffit d'un geste comme un coup de pinceau comme ça. Il fait les gestes. C'est encore mieux d'ailleurs. Mais si on parle d'informations, de renseignements, c'est peu. je crois que c'est ça, c'est à l'oreille que ça s'est passé.

Et vous savez pourquoi personne n'a fait cela avant, parce qu'on ne voit personne...

J'ai pas... Personne ne l'a fait ?

On connaissait par exemple des films de cette époque-là, mais ce n'est pas pareil. Les films de Fassbinder...

Non bien sûr, c'est autre chose, ceux qui ont filmé à cette époque-là. Mais est-ce qu'il y en a de maintenant qui ont écrit sur cette époque ?

Pas de cette façon-là. Ce n'est pas la même transmission.

Parce que... Parce que c'est dans le flash-back et c'est un flash-back réactivé, j'ai pas encore très bien compris comment. ,J'ai une telle horreur du temps et (le son passage, et j'ai une telle horreur de la nostalgie, que j'ai dû me débrouiller, je ne sais pas très bien comment, pour que ce que je racontais en flash-back, je le tire tout de suite comme si c'était là, là (levant moi. Comme en cinéma. Et aussi peut-être parce que je suis un ancien cinéphile.

Il doit effectivement y avoir de cela. Il y a cette idée d'un montage que vous seriez le seul à avoir fait, entre des images, des gestes des années soixante-dix, très très purs, et maintenant. C'est-à-dire qu'on ne se retrouve pas devant des documents, des images, des films des années soixante-dix... ni à l'inverse devant quelqu'un qui parle depuis aujourd'hui des années soixante-dix... Il y a cet effet de montage-là.

Oui, c'est ça. On peut avoir peut-être un effet d'objectif, de zoom, ou alors un effet dont on parlait au début, de distance et de fascination, qui doit traîner quelque part dans l'écriture. C'est un peu ridicule de citer quelqu'un mais c'est pour essayer de comprendre — comme vous du reste —, parce que je ne sais pas très bien ce que j'ai fait, pas tout (lu moins, et clone c'est Haras Magnus Enzensberger qui a été publié dans L'Infini et qui a parlé de mélange de distance et de... Il veut parler de l'article de Hans Magnus Enzensberger, « À propos (l'Ingrid Caven », dans la revue L'Infini n78, du Printemps 2002, la phrase qu'il évoque est page 39 : une simultanéité extraordinaire de distance et de proximité. Donc il y a ça et au même moment. Peut-être à cause de ce personnage de Charles qui à la fois met à distance et à la fois, comme on peut s'identifier à lui — je l'ai mis pour ça d'ailleurs —, rapproche, mais en même temps comme c'est quelqu'un qui a un œil froid... Bref il doit y avoir des choses, dans l'écriture aussi, mais où, à quel point du tissu, je ne sais pas, il doit y avoir quelque chose qui fait que c'est à la fois lointain et là.

On a pu voir In girum de Guy Debord récemment et le film devait donner lieu à un débat. Mais on a eu droit à une sorte d'effet de siphon. On a l'impression que l'effet de montage entre aujourd'hui et hier que vous travaillez dans voire écriture est plus fécond, force l'ouverture de pistes pour dire, écrire ou faire des choses.

Oui. Silence. Un léger courant d'air traverse la pièce et le soleil qui avait disparu derrière les nuées réapparaît pour jouer avec la fumée des américaines blondes qui achèvent de se consumer entre les doigts des deux jeunes gens.

Remarquez, on dit les années soixante-dix, on peut le faire avec la Haute Égypte. Pour moi, l'idéal, c'est que tout soit comme sur un tableau. C'est pour ça que je suis frustré avec l'écriture... Mais enfin, justement, encore une fois, c'est comme avec cette histoire de... cette impossibilité dans laquelle on essaye de s'engouffrer, c'est là qu'on peut trouver quelque chose. Dans cette frustration peut-être que j'arrive à écrire quelque chose d'un peu intéressant. Je suis frustré par rapport aux peintres, parce que d'abord il y a l'effet de simultanéité, tout est là, tout le monde est là, c'est un présent. L'écriture, il y a ce temps qui s'écoule et que j'essaye de retenir par des effets de simultanéité. J'ai horreur que ça coule, j'ai horreur de ce qui coule. Je n'aime pas du tout le style coulant dont parlait Haubert. Et puis avec mon côté chiffonnier, c'est plus facile pour un peintre parce que je vois bien que Schwitters est un chiffonnier de génie et moi qui suis un chiffonnier... enfin, je suis plutôt entre chiffonnier et scribe, je me vois plutôt comme ça. Là, je parle de choses matérielles, d'avoir les poches pleines de papiers, de petits papiers, de choses que j'ai trouvées, un côté bout de ficelle, de devoir en faire un livre, alors que pour le peintre, ça doit être en un sens plus simple de ramasser des choses et de les mettre sur le tableau. En un sens.

Guy Debord explique qu'il est fasciné par l'écoulement du temps et il y a des choses dans sa méthode qui rappellent la vôtre.

Je n'ai pas dit que je n'étais pas fasciné. Je lis les journaux, et même je' les entasse partout. J'aime les livres d'histoire, je suis fasciné par l'histoire, comme beaucoup, mais je suis à la fois fasciné et en même temps... Enfin, là encore je dirais que c'est deux, encore deux, c'est à chaque fois deux, au moins deux... II sourit. Comment faire pour qu'il y ait... pour le saisir, le Temps, au fond. On sait qu'on ne peut l'arrêter, bien sûr, c'est idiot, mais comment le saisir. Tout simplement c'est ça. Comment saisir cet écoulement. Pour ce que l'on appelle un artiste. Et que ça reste, comme disait Nietzsche, fractionné, mobile, insaisissable. Mais comment saisir cet insaisissable ? Je sais par exemple, là je parle de cuisine, c'est pas anecdotique, je prends des notes comme ça. Il tend la main vers la chemise verte, en sort quelques papiers de différentes dimensions où quelques lignes manuscrites s'élancent, et en suspend deux ou trois dans l'espace avec un air entendu. Je note un passage assez vite et alors il y a un mouvement mais après il faut l'écrire, je dois l'écrire au propre, je dois le mettre bien, mieux l'écrire, que ce soit écrit de façon correcte. Et donc je réécris et tout le mouvement qu'il y a dans la note... les peintres doivent avoir ça souvent avec des esquisses qu'ils font très vite et après s'ils reportent, il y a un mouvement qui est perdu, et là, pareil. Donc normalement, il doit y avoir un double mouvement, c'est-à-dire que de la note je suis passé au propre, je ne sais pas comment dire, plus structuré, et normalement à une troisième étape : retrouver comme ça l'espèce de mouvement un peu inachevé, tremblé des notes. Mais j'étais toujours agacé de voir, encore plus quand c'était tapé à la machine, ce n'est pas uniquement une question de graphie, que dans cette mise en forme, il y a quelque chose qui se perd, qui se perd du mouvement. On voit parfois dans des ébauches, des petits dessins faits très vite, quelque chose qu'on ne retrouve plus après. Et donc j'ai essayé après de le retrouver... Mais c'est pas facile alors je cassais un peu ce qui était en forme pour retrouver l'esprit du... Mais ça on ne... C'est ça. C'est comment saisir, comment attraper.

Donc vous seriez plus du côté de ce que l'on appelle la peinture allemande, la peinture du Nord...

Moi mon peintre, comme Baudelaire a eu Delacroix, moi, c'est Rauschenberg. J'ai parsemé Ingrid Caven d'objets trouvés — en essayant que ça ne fasse pas collage poétique, que ce soit dans le cours du récit, justifié par lui — : un dialogue de Blanche Neige de Grimm, une description de Sarrebruck par Goethe, une espèce de script de Fassbinder, un passage du Chant XII de l'Odyssée juxtaposé à un passage de Tintin (Les Bijoux de la Castafiore)... À la façon de Rauschenberg, quand il met dans un coin de ses fresques modernes un morceau d'une peinture de David (Napoléon à cheval), ou de Botticelli... Il y en a d'autres, des peintres, mais je me sens en fraternité avec Rauschenberg, je me sens en total réseau, branché, oui c'est ça. Quand je vois une exposition de Rauschenberg, je n'ai pas l'impression d'aller flâner dans une galerie d'art où on dit que c'est beau ou que c'est pas beau. C'est pas ça la question. Ça me recharge. Ça me confirme. Ça me légitime. Je me sens mieux. Je me sens moins seul. Je me rappelle un film où il disait : « Ne jetez jamais le journal ». Ses fresques sont faites d'objets trouvés, mais il arrive à y mettre une dimension lyrique.

Vous possédez des tableaux ?

Pardon ? Non. Non, non. Non seulement je n'en possède pas mais je n'aime pas les tableaux sur les murs. Personnellement je ne trouve pas que les tableaux soient faits pour... Idéalement, je trouve que c'est dans l'atelier... ou alors bon il y a les musées ; on ne peut pas y échapper mais c'est quand même pénible, les musées. Surtout les nouveaux, style culturel chic, en plein air, Fondation Maeght et toutes ces fondations modernes, culture pour tous, culture moderne à tous... II soupire. Je n'ai pas de
tableaux, j'ai quelques albums d'expositions.


 

Entretien (troisième partie)

 

 

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