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Entretien avec Jean-Jacques Schuhl

réalisé par Matthias Alaguillaume et Emmanuel Douin,
le 12 avril 2002

in MODAM # 3, automne-hiver 2002

 

PARTIE 3/4

 

Pour revenir aux années soixante-dix, vous pensez que si on n'en a pas ou peu parlé, c'est justement parce que c'était la fin d'une époque, le début d'une restauration ?

Oui. Oui. Vous avez vu, moi je suis pas un nostalgique soixante huitard du tout parce que j'ai rien fichu : j'ai rien fait du tout, je glandais avec Eustache, j'avais aussi peur que lui de prendre un pavé. J'essayais de voir où il y avait ces jolies filles avec ces machins de... Mais... Ouais... C'est la machine sociale qui veut ça, qu'on trouve normal ce qui se passe maintenant. C'est une époque absolument monstrueuse mais c'est normal. Il ne faut pas qu'il y ait un indicateur de quelque chose d'autre ou alors on le marginalise tout de suite, on dit que c'est des excentriques comme ces personnages que j'ai un peu chargés : larger than life, perdants magnifiques, des fous, des excentriques... « Époque de tous les excès », ce qui n'était pas vrai. Tout simplement, il y avait un peu plus de... Je veux dire, je me suis pas mal ennuyé... c'est tout. Mais il y avait une ouver... on pouvait... Ce n'était pas extraordinaire du tout. Simplement le temps était un peu ouvert. Et on pouvait avoir une idée de changeur... On pouvait s'imaginer qu'il pourrait y avoir un changement. Et on pouvait avoir l'idée d'une idée de l'ombre d'une idée qu'il pourrait y avoir quelque chose d'autre. C'était ça. C'est tout. Penser que c'était l'âge d'or, c'est idiot. Alors qu'il me semble qu'aujourd'hui, c'est fini, le temps ne passe plus. Il articule un bruit mat de la bouche, tandis qu'en direction de la table sa main va comme pour arrêter un flux. Est-ce que vous avez la même impression que moi ?

Tout à fait.

Je me demande d'ailleurs, parce que comme on dit « Est-ce que c'est moi ? Est-ce que c'est le monde ? » pour des tas de choses. « Est-ce que c'est moi ? Est-ce que c'est le monde ? ». Je continue à me poser et à poser la question autour de moi. Ceci dit c'est peut-être moi. Je suis quelqu'un... Mais c'est ça ?

Oui, oui.

Le terme de mondialisation qu'emploie tout le monde, on peut l'employer aussi. C'est effrayant. Mais c'est deux pôles. L'autre pôle qui ne vaut pas mieux. Un pôle frileux, antiaméricanisme, qui ne me plaît pas mieux. Mais je suis d'accord, c'est effrayant.

Vous avez dit « dont l'ombre peut irradier davantage que quelque chose qui est dans la lumière ». Vous vous considérez comme un écrivain romantique ?

Oui, mais quel romantisme ? Parce que tout le romantisme pleurnichard français, bien entendu je le récuse. Je suis plutôt du côté du romantisme allemand et de la partie romantique qu'il y a eu dans le surréalisme. Je pense, oui, qu'il est très possible que je sois dans ces eaux-là. Edgar Poe, Hoffmann,... et de ce qui au fond est peut-être l'héritage du romantisme, ce cinéma expressionniste allemand qui fait une grande part à l'ombre, qui est un mot que j'aime beaucoup, un mot très simple d'ailleurs mais auquel je tiens beaucoup. Puisqu'on vit dans une époque où l’on essaye d'éliminer l’ombre… Puis Il y a une nouvelle, un roman qui est un opéra de Hugo von Hofmannsthal qui s'appelle La Femme sans ombre et alors, j'ai lu ça chez Otto Rank, le psychanalyste, j'ai lu un truc sur le double, parce que je préparais… ça m'a d'ailleurs un peu servi pour ce livre... Alors il analysait un certain peuple d'Afrique noire, un peuple nègre — est-ce que c'est du racisme ça ? on sait jamais, on a chacun sa dose – pour qui l'ombre, c'est l'âme. Alors quelqu'un qui n'a plus d’ombre, c'est quelqu'un qui n'a pas d'âme. Et le romantisme, c’est possible, je peux pas vous dire... Je ne les ai pas tellement lu. Je lis les Américains d'aujourd'hui, j'ai beaucoup de mal avec les écrivains du passé, donc je ne peux pas trop juger là-dessus. Je sais que ces espèces de créatures hybrides entre l’humain et l’animal, ou entre humain et mécanique, me disent beaucoup et elles ont appartenu à un certain romantisme allemand. Mais que ce soit quand même… Comme le Kleist du Théatre de marionettes, mais Kleist n'était pas romantique, pas du tout même… Metropolis, tout ça, oui… Ça passerait par des lignes qui seraient celles de l'homme automate, de l'homme mécanique et de l’ombre, qui ont à voir avec l'irrationnel et l'inconscient, c’est la même chose.

Et finalement, contrairement à ce qu'on pourrait penser un moment, votre travail et le cinéma de Cronenberg n'ont rien à voir. Cronenberg qui est dans le jeu, avec un coté pop, est plutôt dans la monstruosité…

Dans le bizarre, la bizarrerie... C'est pas mon registre. Je pense que ça se représente mal. Ou alors la littérature est beaucoup plus forte que le cinéma lorsque le cinéma fait du fantastique. On doit pouvoir phantasmer. Et c'est clair que le cinéma rate son coup lorsque.... Maintes fois je vois le résumé d'un truc... avant c'était quand j’allais au cinéma... même pour la télé : des fois— je regarde peu la télé, mais je vois le résumé d'un truc, je me dis, tiens je vais le regarder, alors c’est une histoire de momie, une connerie comme ça, avec Boris Karloff, et je me dis, tiens... Alors il y a le résumé et puis quand on le voit, c'est atterrant. II sourit comme si cela allait de soi. C'est effrayant. Déjà c'est dur en littérature : il y a beaucoup de merdes là-dedans. Mais alors au cinéma, c'est raté et alors là... Il faut que ce soit dans la texture, le phrasé, la facture et pas dans le thème, ni dans la représentation... Ça ne se représente pas puisque c'est d'irréel qu'il s'agit. Le mieux dans le genre, c'est Vampyr de Dreyer.

Il y a une aspiration de quelques auteurs français aujourd'hui à vouloir faire du fantastique ou de la science-fiction...

Oui mais ils le font trop réaliste, ils le font tous réaliste. Ils font leur bizarrerie réelle, réaliste, je veux dire hyperréaliste. Alors que Murnau... D'abord il y avait le muet. Alors le muet noir et blanc, c'était déjà mieux pour ça. Nous, on se rend plus compte parce qu'on... n'est plus de plain pied avec le muet. Mais c'est vrai que les mecs du surréalisme ont parlé de ça très vite. Enfin pour les surréalistes ça a surtout été Chaplin et Mack Sennett et l'expressionnisme allemand. La mécanique de Chaplin et la noirceur de Lang. Mais cette espèce de machin hollywoodien en couleurs avec son stéréo, c'est raté.

Est-ce que vous croyez que le cinéma a beaucoup impressionné la littérature, qu'il a laissé sa marque dans l'écriture comme dans la façon de vivre des gens ?

Ému. Je... Je sais plus très bien où j'en suis avec ça. Il réfléchit un long moment. Il y a Jean-Luc Godard et... puis voilà. Qui dresse en beauté un constat, comme un notaire, un notaire grincheux qui dresse en beauté le constat de décès de... Je suis d'accord. C'est fait en beauté, de façon un peu crépusculaire et endeuillée. Je peux pas voir autre chose. Quant aux choses que je fais, c'est surtout lui qui, tôt, clans la manière qu'il a eue de monter, dans ses mélanges, dans son rythme, dans la génialité de son montage, ce côté à la fois romantique et moderne, romantique allemand lui aussi... Oui. Rauschenberg et Godard, je me sens moins seul qu'ils existent. D'ailleurs, ce que j'ai fait existe en partie grâce à eux, grâce à Godard sûrement. Je suis très attentif à tout ce qu'il fait encore maintenant. J’y vais comme on irait écouter un poème. Changeant de ton et d’attitude. Autrement, quand même, il faut être un peu prudent avec l’histoire du langage cinématographique dans un livre. On n’est pas dans le même… J’ai enregistré Godard, et d'autres, les monteurs russes, enfin beaucoup de choses comme tout le monde, et après, le montage d’un livre, c'est pas tout à fait pareil. Se ravisant immédiatement. Si. Par exemple, j’ai vu des choses qui me plaisaient beaucoup dans Eisenstein et qui passent très souvent. Je crois avoir remarqué qu’il passe très souvent d'un détail à une vision panoramique très générale et il filme très souvent le rapport. Il a très souvent un gros plan et le passage à un plan de foule par exemple et alors ça, de temps en temps, je m'applique à le faire, très consciemment, d'ailleurs. Autrement, le montage, je crois que c’est plutôt une sorte de pulsion qu'on porte dans le corps et je ne crois pas qu’on l’adapte cinématographiquement. Il y a du montage au fond dans tous les bons livres. Dans Le Festin nu, bien sûr. Plus ou moins avoué, plus ou moins explicite. Cinématographique P... Moi je sais qu'Ingrid Caven me disait : « Pourquoi tu parles comme ça ? » ; parce que je parlais en disant : « Alors là, on voit, là c'est comme si la caméra, etc... Très, très souvent. Elle me disait : « Non, parce que les mots, c'est pas du tout comme les images. On ne verra pas ça. On voit pas le truc. C'est des mots. » Mais je recommençais quand même, parce que ça m'aidait, je voyais mieux où j'en étais. Alors je disais : « Là, tu comprends, ce sera comme si... — je sais plus ce qu'il y avait — C'est un gros plan ! Là, il y a un gros plan. » Il imite une Ingrid Caven pas épatée du tout. « C'est pas un gros plan, il y a des mots ! » Gros sourire espiègle.

Ce que dit Godard je crois, c'est que les gens ne veulent plus faire la démarche du cinéma, par exemple le montage, ce que ça apporte, et il parle aussi de croyance religieuse. Vous seriez aussi d'accord avec l'idée qu'il y avait, ou qu'il peut y avoir encore, une dimension religieuse dans l'attachement à cette pensée qui a peut-être disparu ? Vous pensez qu'il faut passer par une sorte de croyance, de dimension religieuse de la pensée pour créer des choses ?

Religieuse, j'en sais rien. Mais sacrée, sûrement. Je suis pas le premier à le dire — je crois que Matisse l'a dit : toute peinture est sacrée. Oui, je crois. Et dans le cinéma on voit bien le statut de ces images, on n'a pas trop les mots pour en parler mais il me semble en effet que ça a à voir avec... Un bon concert aussi. Quand Ingrid fait un bon concert, ça a à voir avec du sacré plus que d'autres. Et on voit bien comment Maria Callas, c'était plus du sacré que les chanteuses d'opéra d'aujourd'hui qui font quelque chose où il n'y a plus d'ombres. Même dans ce jeu de montreur d'ombres, parce que c'était un truc de montreur d'ombres... Quand on voit la projection des ombres sur un drap, sur le sol ou sur la neige, on voit bien que ça a à voir avec quelque chose de sacral et que ça a perdu... Parce qu'on n'a plus le sentiment de la projection. Bon, on sait bien qu'on projette pas à la télévision mais même à vrai dire au cinéma on n'a plus... Je me rappelle au moment de Rose poussière j'étais allé voir Raymond Queneau. Il m'avait parlé et il avait dit : « Oui, c'est bien, parce que quand vous parlez du cinéma, c'est très présent, quand vous parlez des actrices, Marlene Dietrich, elles sont là. » Il se rappelait le temps où, quand il allait au cinéma, il rentrait d'un côté de l'écran — pas forcément un drap mais des écrans qui étaient posés dans des salles de campagne ou je sais pas où — pour aller dans la salle et puis il passait de l'autre côté. Donc on avait cette impression de bi-dimensionnel, de deux dimensions, comme quelque chose de très artificiel, un jeu de montreur d'ombres, pas un art, un divertissement de forain. C'était un divertissement de forain mais c'est devenu un truc de banquier aujourd'hui. On est passé des forains aux grosses banques anonymes d'ailleurs. Parce que même des Goldwyn-Mayer, ce n'était pas des hommes sans visage. On ne voit plus que c'est un truc de montreur d'ombres.

Ce qui est d'ailleurs tout à fait frappant aujourd'hui, c'est que les gens possèdent le film chez eux sous forme de cassette ou de DVD, alors qu'avant on le leur montrait et pour cela ils allaient dans une salle qui elle non plus ne leur appartenait pas.

Oui, et à mon avis le sacré a à voir avec la dépossession, et la désindividualisation. Donc, oui, voilà, etc. On revient à cette histoire de l'écriture.

Eh oui parce que nulle part vous ne parlez de l'histoire, vous n'abordez pas l'histoire en termes utilitaristes comme c'est la grande mode actuelle à des fins de constitution d'une mémoire saine, comme d'autres s'amusent avec application afin d'être plus productifs dans le travail lorsque l'amusement sera terminé.

Je préfère en pure perte... Mais ce n'est pas un discours facile à tenir...

On pourrait dire aux gens que le religieux est gratuit, cela les intéresserait plus...

En guise de réponse, il n'a que son visage où se révèle comme chez lui un sourire amusé et résigné.


 

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